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Mise en ligne le 04 octobre 2023

Plasticité cérébrale, environnement socio-économique et apprentissages

Quels sont les liens entre apprentissages et environnement socio-économique? Pourquoi une majorité des élèves relevant de l'enseignement spécialisé sont-ils issus des classes défavorisées? Laissons la parole au professeur Cachia. 

De nombreuses études 1 attestent que le niveau socio-économique de la famille influe sur la réussite  scolaire des élèves : plus les familles ont des ressources financières et sociales importantes, plus les élèves ont de chances de réussir à l'école.

Si ces études sociologiques pointent les raisons de cette réalité, comment l'expliquer via la science et plus particulièrement les neurosciences? Arnaud Cachia2, professeur des universités en neurosciences, nous apporte son éclairage.

Arnaud Cachia:
Arnaud Cachia: "Il faut donner à tous les enfants, quel que soit leur milieu, les clés de l’apprentissage en leur disant : Voilà ce qu’on attend de toi et voilà comment il faut faire".
© FWB/PROF

PROF : Qu'est-ce que la plasticité cérébrale?

Arnaud Cachia : C’est un mécanisme adaptatif qui va permettre au cerveau de s’adapter aux besoins de son environnement. Ce mécanisme adaptatif fait que le cerveau n’est pas un ordinateur. Mais bien plus qu’un ordinateur ! Le fonctionnement du cerveau s’adapte aux contraintes de l’environnement. Un peu comme faire des mises à jour de son système d’exploitation pour ajouter de nouveaux logiciels.

Une des grandes particularités du cerveau, c’est que sa structure va se modifier. Aussi bien l’anatomie de certaines régions du cerveau que les voies de communication entre ces différentes régions qui peuvent s’ajuster, se modifier en fonction des besoins et de l’environnement.

Ce n’est donc pas un mécanisme normatif. C’est-à-dire que le cerveau ne va pas fonctionner de mieux en mieux dans l’absolu, mais de mieux en mieux en fonction de l’environnement dans lequel on est placé. Il y a donc une perspective développementale à la plasticité puisque le cerveau va se développer via ces mécanismes adaptatifs en fonction des besoins de l’environnement. Cela peut être des contraintes socio-économiques, l’éducation, l’enseignement. Education et enseignement qui fournissent aussi un environnement particulier.

Comment s'organise-t-elle?

La plasticité est un ensemble de mécanismes organisé au niveau cellulaire, des neurones, des ensembles de neurones créant des cartes cérébrales formant différentes régions impliquées dans différentes fonctions. Ces différentes régions fonctionnent en réseaux. La plasticité concerne à la fois des modifications au niveau cellulaire, au niveau des régions, des voies de communication entre ces régions. 

L'épigénétique, quant à elle, étudie  la façon dont les facteurs environnementaux et comportementaux peuvent modifier l'expression des gènes. Cela signifie que le programme génétique d'un individu peut s'exprimer de manière différente en fonction de son environnement.  

Les modifications épigénétiques peuvent être transmises à la descendance, mais elles ne sont pas permanentes. Elles peuvent être modifiées par des changements dans l'environnement. C’est vraiment à tous les niveaux du vivant que l’environnement va sculpter la manière dont le cerveau fonctionne.

En quoi la neuroplasticité joue-t-elle un rôle dans les apprentissages?

La plasticité est un mécanisme fondamental de l’apprentissage parce que c’est celui qui va permettre d’intérioriser l’extérieur. 

L’extérieur ce sont les nouvelles connaissances à apprendre, les nouvelles notions, les manières de réfléchir, de raisonner. La plasticité permet d’intégrer les informations qui sont externes au sujet. Elle joue un rôle fondamental pour mémoriser. 

En quoi est-il important pour les enseignants de prendre conscience que le cerveau s'adapte à son environnement?

Il est important que les enseignants connaissent l’organe de l’apprentissage. On n’irait pas voir un ophtalmo s’il ne connaissait pas le fonctionnement de l’œil.

L’objectif de l’enseignant est que ses élèves apprennent bien. L’organe de l’apprentissage est le cerveau. Il y a donc des connaissances fondamentales importantes à connaitre pour la culture de l’enseignant. Puis, connaitre les mécanismes de plasticité cérébrale a un impact sur la représentation qu’on a des apprentissages.

Rien n'est joué d'avance

Typiquement on a deux manières de voir l’intelligence : fixiste ou plastique. Dans la fixiste, on considère qu’à la naissance, par des facteurs biologiques, par des facteurs socio-économiques, le cerveau va fonctionner d’une telle ou telle manière, selon telle ou telle capacité d’apprentissage. Et ce, pendant toute la vie, indépendamment de ce qui se passe, de l’environnement, des méthodes pédagogiques, de l’enseignement. On a un potentiel et on est limité dans ce potentiel.

Dans la plastique, on considère qu’en réalité rien n’est joué d’avance. Il y a bien sûr des déterminants biologiques, sociologiques, mais la plasticité va permettre une certaine souplesse autour de ces déterminants. Plusieurs études ont montré que le fait d’enseigner cette notion de plasticité permettait de changer les représentations de l’intelligence tant chez les élèves que chez les enseignants.

Lorsque les élèves savent que leur cerveau est plastique, ils ont plus de facilités de passer d’une représentation de l’intelligence fixiste à une plastique.

Ainsi, pour les enseignants, il est démontré que lorsqu’ils connaissent ces notions, ils voient autrement leurs élèves et leurs capacités de progrès, indépendamment des déterminants qu’il peut y avoir. Des travaux répliqués à plusieurs reprises viennent vérifier ces dires. Comme les travaux de Steve Masson, chercheur canadien en neuroéducation, qui montrent qu’apprendre la notion de plasticité cérébrale améliore à la fois la confiance en soi, change la représentation de l’intelligence. Et au final, améliore les résultats scolaires (lire notre dossier Neurosciences et éducation : un dialogue en construction).

Dans la thèse de Julie Mathan3 que vous encadrez, il est indiqué que le cerveau d’un enfant issu d’un environnement socio-économique défavorisé arrive à maturation plus vite. Plus précisément ?

Cette constatation provient de travaux très récents qui montrent que l’environnement socio-économique a un effet sur la manière dont le cerveau se développe et fonctionne. 

Environnement difficile et maturation cérébrale plus rapide

Ces différents travaux, quand on les rassemble, semblent indiquer - pour l’instant, cela reste du domaine de l’hypothèse - que la maturation cérébrale serait plus rapide chez des enfants qui sont dans des environnements plus difficiles et plus exigeants. Pourquoi ? Et bien tout simplement parce que, dans ces environnements difficiles, les enfants vont avoir besoin d’être autonomes, efficaces plus rapidement pour pouvoir faire face  aux difficultés dans lesquelles ils sont placés.

Ce sont des observations que l’on connait bien d’un point de vue psychologique. On sait que souvent les enfants qui ont vécu dans des milieux difficiles, des situations dans leur petite enfance qui étaient difficiles, vont être matures plus rapidement.

Donc l’hypothèse que l’on a actuellement, c’est de se dire qu’en fait cette maturité psychologique plus rapide proviendrait en réalité d’une maturité cérébrale plus rapide. Avec, en contrepartie, le fait que le cerveau serait plastique moins longtemps. Cela signifie que le développement se ferait plus rapidement au détriment d’une plus grande période pendant laquelle le cerveau pourrait bénéficier de toute la richesse de l’environnement et de toutes les nouveautés que pourrait apporter celui-ci.

La période durant laquelle le cerveau est très plastique et particulièrement sensible à l’apprentissage serait un peu plus courte. Mais cela reste encore une hypothèse. Il y a plusieurs arguments qui vont dans le sens de l’hypothèse. C’est l’un des objectifs de la thèse de Julia Mathan que j’encadre.

Comment l'école peut-elle agir pour compenser en partie l'environnement socio-économique de ces enfants?

A.C. : Il ne faut pas avoir une vision simpliste et réductionniste en se disant que les conditions socio-économiques vont déterminer 100% des compétences. Même si le cerveau est moins plastique, il reste malgré tout plus plastique. 

En effet, une étude publiée l'an passé par des collègues norvégiens, avec les données cérébrales de plus de 54000 sujets, montre que l’environnement socio-économique a un effet sur l’anatomie du cerveau, l’épaisseur du cortex, son étendue. Que cet effet du socio-économique est plus important, plus fort pendant le développement que sur le cerveau adulte. Mais cette étude montre aussi que la culture dans laquelle on est va également jouer un rôle. 

Par exemple, entre les États-Unis et l’Europe, l’effet de l’environnement socio-économique sur le cerveau est très différent. Il a un effet fort aux États-Unis alors que l’effet est beaucoup moins marqué en Europe. Vraisemblablement parce que l’on a des mécanismes de compensation socio-économiques et culturels qui vont limiter ces effets-là. 

En Europe, on a une plasticité sociale qui est plus forte. On a des mécanismes de compensation économiques, sociaux, culturels, alimentaires. Le cerveau est un organe qui a une physiologie dépendante de différents facteurs comme l’alimentation. En Europe, l’alimentation joue peut-être aussi un rôle important sur la plasticité du cerveau. Un peu moindre aux États-Unis.

Comment les enseignants peuvent-ils faire sur le terrain alors?

Les enseignants peuvent utiliser plusieurs leviers. 

Le levier physiologique en rappelant aux enfants, aux parents, l’importance de la qualité du sommeil, la qualité de l’alimentation. Enfants et familles ne sont pas forcément informés, conscients de leur importance. 

On pourrait aussi revoir l’heure du début des cours et les faire commencer un petit peu plus tard. Il y a des expérimentations qui ont été faites et qui montrent que, notamment à l’adolescence, les cycles du sommeil sont naturellement décalés. L’heure physiologique du réveil est plus tardive chez les adolescents. En décalant d’une heure le premier cours, on augmente l’attention et l’apprentissage.

Du point de vue pédagogique. Qu’est-ce qui fait que l’environnement socio-économique joue un rôle si important sur les apprentissages ? C’est sur toutes les connaissances implicites qu’ont les élèves. 

L'intérêt d'expliciter

Sur le plan pédagogique, l'enseignant peut agir les connaissances implicites qu'ont les élèves. Quand on dit à un élève : « Apprends. Il faut que tu apprennes tes leçons. Travaille mieux », si on est dans une famille de milieu socio-économique élevé, on sait ce que veut dire « bien travailler ses cours ». Dans des milieux plus défavorisés, quand on dit la même chose, c’est quelque chose de plus difficile. 

Il y a donc tout un enjeu autour de Apprendre à apprendre.  Il s’agit de donner les clés aux élèves sur comment on apprend. Cela passe par leur apprendre comment le cerveau apprend. C’est toute la question de l’enseignement explicite. Expliciter ce que l’on attend, expliciter les différentes étapes pour atteindre l’objectif.

On a trop souvent tendance à considérer que le cerveau apprend de manière implicite. Par exemple le langage. On ne va pas donner tous les mécanismes de grammaire au bébé qui apprend à parler. 

On pense souvent qu’en plongeant les enfants dans un environnement de connaissances, ils vont par eux-mêmes, par les capacités de leurs cerveaux, réussir à extraire les informations pertinentes pour apprendre. On sait que cela ne marche pas.

C’est peut-être ici un des leviers très important pour réduire les inégalités. Il s’agit de donner à tous les enfants, quel que soit leur milieu, qu’ils aient des parents qui ont fait des études avancées ou non, les clés de l’apprentissage en leur disant : « Voilà ce qu’on attend de toi et voilà comment il faut faire ».

Propos recueillis par Hedwige D'HOINE
 

1. Notons par exemple : Etude de la KULeuven -  UGent  commanditée par Unia  -  Baromètre de la diversité : Enseignement, 2018. Et le Rapport de la CODE - Coordination des ONG pour les droits de l'enfant -  Pauvreté et enseignement spécialisé : "Adieu la relégation! Bonjour l'inclusion"!

2. Le Pr en neurosciences Arnaud Cachia rattaché à l’Institut de psychologie de l’université de Paris Cité. Il mène des recherches au LaPsyDé - Laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant, laboratoire CNRS localisé à la Sorbonne. Il réalise également des recherches en psychiatrie dans le domaine des troubles du développement cérébral associés aux troubles psychiatriques, à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

3. Julie Mathan, doctorante à l'Université Paris Cité, dont le travail porte sur les mécanismes de la plasticité cérébrale durant l’apprentissage et le développement. À l’aide de technique d’IRM multimodale (structurelle, fonctionnelle et de diffusion), elle compare les mécanismes sous-tendant la plasticité cérébrale induite par le développement cérébral à celle provoquée par un entrainement cognitif intensif, durant l’enfance et l’adolescence.

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