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Magazine PROF n°54

 

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Bernard Delvaux : « Voulons-nous encore vraiment une École commune ? »

Article publié le 03 / 06 / 2022.

Cette rubrique invite un/des expert(s) à faire part d’un message jugé important dans le contexte actuel. Sociologue, Bernard Delvaux juge essentiel de débattre des finalités éducatives de l’École, et invite à mener un débat de fond sur les missions éducatives.

Bernard Delvaux juge essentiel de débattre des finalités éducatives de l’École.
Bernard Delvaux juge essentiel de débattre des finalités éducatives de l’École.
© UCLouvain/Alexis Haulot

Voulons-nous vraiment conserver une École commune ou laisserons-nous le temps la désagréger lentement ? Cette question peut paraitre saugrenue tant il est difficile d’imaginer notre société sans système scolaire. Pourtant, les institutions ne sont pas éternelles, et nous sommes nombreux à penser que ce système ressemble de plus en plus à un vieux meuble encombrant et peu fonctionnel que nous gardons par habitude.

Non pas qu’il y ait réduction de la demande d’éducation. Bien au contraire, cette demande est plus forte que jamais. Dans une société qui responsabilise de plus en plus les individus, on voudrait en effet pouvoir les éduquer au choix, au développement durable, à l’entrepreneuriat, la citoyenneté, la santé, la sexualité, la gestion des émotions, et j’en passe…

Mais comment l’école pourrait-elle traiter toutes ces demandes alors que l’obligation scolaire et le nombre d’heures de cours ne sont plus extensibles ?

Quelles finalités ?

Pour faire le tri de ces demandes nouvelles, des disciplines traditionnelles et d’autres missions encore, il faudrait débattre sérieusement des finalités éducatives de l’École. Mais nous évitons ce débat.

Au fond, qu’attendons-nous de l’École ? Garder nos enfants pendant que nous travaillons,… mais d’autres institutions pourraient tout aussi bien le faire. Former des travailleurs capables de créer de la richesse collective… mais rien n’indique que le système scolaire soit le mieux à même de répondre aux incessantes évolutions des profils de qualification.

Doter chacun de nos enfants des ressources indispensables pour la compétition économique,… mais une telle fonction différenciatrice et hiérarchisante parait en décalage avec l’idée d’École commune. Apprendre à nos enfants à cohabiter pacifiquement malgré leurs différences,… mais une École commune peut-elle avoir pour seul projet de faire coexister des individus préoccupés d’eux-mêmes plutôt que de l’Histoire qu’ils coécrivent ?

De telles attentes collectives ne peuvent suffire à justifier le maintien de ce vieux meuble qu’est l’École, d’autant que se développe une offre éducative plus individualisée et sans frontières grâce au digital et à l’intelligence artificielle.

Si nos attentes sont celles-là, ne vaudrait-il pas mieux que les pouvoirs publics soutiennent financièrement un marché d’offres éducatives diversifiées, attribuent à chaque citoyen des chèques éducation à utiliser librement en fonction de ses valeurs, objectifs ou parcours, et développent des plateformes et des évaluations facilitant et sécurisant la rencontre des offres et demandes ?

Si nous n’avons en commun qu’un projet éducatif visant pour l’essentiel la création de richesses, l’accumulation de ressources individuelles et la cohabitation pacifique, il n’est pas étonnant que le système scolaire se dissolve peu à peu dans un vaste marché éducatif.

Mener un débat de fond sur les missions éducatives

En l’absence d’autre horizon collectif, parions que les écoles continueront à se différencier en termes de public, de pédagogie ou de valeurs pour répondre aux demandes de leur clientèle. Et gageons qu’à côté de ce système scolaire qui se fragmente, continueront à se multiplier ce que certains n’hésitent pas à nommer les « industries éducatives » de plus en plus concurrentielles vu leur agilité organisationnelle et leur moindre frilosité à l’égard des technologies digitales.

Tant et si bien que le scénario d’un libre marché éducatif plutôt que d’un système scolaire sous tutelle collective n’est plus vraiment de la science-fiction. Il s’imposera progressivement si nous ne menons pas un débat de fond sur les missions éducatives. Non pour sauver à tout prix l’École mais pour penser une éducation commune qui soit vraiment vecteur d’une société plus humaine, émancipatrice, égalitaire et solidaire.

Sommes-nous cependant prêts à redéfinir radicalement les missions de l’École commune ? Pas si nos attentes vis-à-vis de l’École restent enracinées dans un imaginaire socialement partagé où la quête de liberté se résume à la liberté de choisir dans un large éventail de possibles. Immergés dans cet imaginaire, nous attendons des sciences et des technologies qu’elles poussent toujours plus loin les limites de la maitrise rationnelle du monde et étendent sans cesse l’éventail des possibles. Et nous misons sur l’éducation pour accumuler les ressources individuelles qui nous permettront d’accéder à ces possibles et de choisir entre eux au gré de nos désirs.

Sommes-nous cependant certains de la pertinence de cette quête quand les choix réputés « libres » sont en fait socialement conditionnés, quand le projet collectif d’incessante expansion de notre maitrise sur le monde bouscule les équilibres écologiques et risque de déboucher sur l’instrumentalisation de tout, de tous et de soi-même ; quand la survalorisation de l’individu accroit les inégalités de ressources et de pouvoir ; quand il y a danger à laisser l’avenir de nos sociétés résulter des innombrables interactions d’acteurs inégaux plutôt que des délibérations démocratiques à propos de l’horizon vers lequel tendre ?

Ces considérations devraient nous interroger sur notre propension collective à confier à l’École la mission première de "façonner" des individus dotés de ressources qu’ils peuvent utiliser comme bon leur semble pour autant qu’ils n’entrent pas en guerre les uns contre les autres.

Une alternative

Mais y a-t-il une alternative ? En voici une : confier aux organisations éducatives et à leurs équipes la mission première d’amener chacune des personnes dont elles accompagnent le cheminement à vouloir, avec toujours plus de discernement et d’efficacité, incarner personnellement et instituer collectivement les principes d’égal pouvoir, d’autonomie et de solidarité.

Tous les mots de cette phrase ont leur importance, mais la place manque ici pour justifier leur choix. Restons-en donc aux trois principes : égal pouvoir (plutôt qu’égalité des chances), pour que la définition de l’horizon vers lequel tendre collectivement repose sur la participation égale de tous les membres du collectif ; autonomie (plutôt que liberté), pour que les individus et collectifs soient en mesure de fixer avec un maximum d’indépendance leurs propres finalités et leurs propres règles de limitation des passions individuelles ou collectives ; solidarité (plutôt que tolérance), pour que tout individu ou collectif délibère en tenant compte des êtres vivants présents ou futurs qui ne sont pas parties prenantes de la délibération.

Confier de telles missions à l’École amènerait à redéfinir profondément les groupements d’élèves (des collectifs de vie et d’apprentissage hétérogènes plutôt que des classes que l’on rêverait homogènes), les contenus éducatifs (bien plus centrés sur ce qui permet de comprendre les ressorts de l’humain, du social et de l’Histoire), les pratiques pédagogiques (pour expérimenter ce qu’est vivre dans un collectif égalisant les pouvoirs de ses membres et promouvant l’autonomie et la solidarité), le métier d’enseignant (davantage un accompagnant exigeant s’adaptant aux cheminements singuliers qu’un magister menant son troupeau sur des sentiers prédéfinis), l’encadrement des enseignants (moins corsetés par des référentiels tatillons que formés à inventer la meilleure manière de traduire in situ la mission centrale de l’École).

Ce n’est pas la direction prise par le Pacte pour un Enseignement d’excellence, qui n’a pas contesté la soumission de l’École à l’imaginaire social aujourd’hui dominant. Ce qui n’est pas de nature à endiguer l’agonie du projet d’une École commune réellement émancipatrice pour chacun.

Bernard DELVAUX

Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction.

En deux mots 

Bernard Delvaux est chercheur à l’UCLouvain au sein du Girsef et travaille sur l’éducation. Pendant 20 ans, il s’est intéressé aux inégalités, aux ségrégations, aux marchés scolaires et aux carrières enseignantes.

À partir de 2014, il s’est focalisé sur les rapports entre éducation et société, rédigeant notamment l’essai Une tout autre école.

Depuis lors, il approfondit ses recherches sur les finalités éducatives et prépare un ouvrage développant les thèmes résumés dans le texte ci-contre.

L’éducation au politique et au débat est un autre centre d’intérêt. Dans ce domaine, il a développé avec d’autres la plateforme collaborative WebDeb, l’outil pédagogique Débagora avant de lancer prochainement le projet Quand les jeunes se mêlent de politique. bernard.delvaux@uclouvain.be

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