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Magazine PROF n°48

 

Coté psy 

Crise sanitaire : « Il faut distinguer les opinions des règles de conduite »

Article publié le 04 / 12 / 2020.

Pédopsychiatre, Jean-Yves Hayez préconise des temps de libre parole avec les élèves, « mais pas uniquement sur le corona ». Et invite à distinguer les opinions des règles de conduite, qui s’imposent à tous.

© AdobeStock /Philippe Degroote/ADDICTIVE STOCK

Professeur émérite à la Faculté de médecine de l’UCL, Jean-Yves Hayez, pédopsychiatre, évoque ici la manière d’aborder la crise sanitaire avec les élèves (1).

PROF : Comment évoquer la situation sans laisser transparaitre d’éventuelles émotions négatives ? 

Jean-Yves Hayez : Vous dites « négatives », mais disons plutôt difficiles : l’angoisse, l’insécurité, le stress… Les enseignants sont certainement invités à se souvenir de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs élèves. Ne parlons pas ici des apprentissages cognitifs. Je pense qu’une responsabilité de l’enseignant est d’aider l’enfant à réfléchir et à construire, sur le monde, sur le réel, un savoir qui n’est pas dogmatique.

Il y a quand même peu d’éléments sur lesquels on peut avoir des certitudes objectives. Il y a des choses objectivement certaines, mais pas tant que ça, et un enseignant ne doit pas les mettre en doute. Mais à part ça, on est beaucoup plus dans le domaine des opinions, des impressions, des connaissances d’un moment qui seront peut-être battues en brèche dans quelques années.

Je pense que la mission des enseignants par rapport à tout ça est de s’enquérir de ce que l’élève croit déjà savoir, de l’aider à déployer ses éléments de savoirs, de l’aider à ne pas être lui-même dogmatique, puis de partager ce que lui, enseignant, sait ou croit savoir. Alors vous construisez à ce moment-là une communauté de savoir, un savoir commun dans l’école, et qui bien sûr est pluraliste.

On parle ici à partir d’élèves à partir de la 3e primaire. Avant cela, je pense qu’il faut les protéger de la contradiction, il faut simplifier… Les plus petits, pour qu’ils osent penser, il faut quand même qu’ils aient une sécurité qui vient de la cohérence des informations.

Vous parlez de savoir commun, mais nous baignons tous dans un mélange de savoirs et d’opinions…

À propos du corona, on sait qu’il existe, qu’il est fort contagieux. On connait à peu près son mécanisme de transmission. On sait que finalement dans 98% des situations il est bénin, et qu’il y a évidemment les 2-3% très graves. Il y a quand même ces savoirs-là. À côté de ça, sur ce qu’il faut faire, miser sur l’immunité collective ou sur le confinement, c’est beaucoup plus incertain.

Mais il faut distinguer les opinions et les règles de conduite, les directives. Sur base de pas mal d’incertitudes, pour que ce ne soit pas le chaos et que les gens ne tournent pas dans tous les sens, il est normal que les responsables aient fait des choix, aient pris des décisions. Une fois que les décisions ont été prises, il faut les suivre…

Un enseignant peut encore dire qu’à son intime conviction, on fait fausse route en exigeant telle ou telle chose. Là, on est dans le domaine de la pensée, et on peut discuter avec les ados. Mais il devrait ajouter, en tant que membre d’une institution, que les autorités – et c’est dans leurs attributions – ont pris la responsabilité de dire qu’il faut aller dans cette direction-là. Et que si on n’y va pas, si on sabote, c’est le chaos.

Pour autant, je ne suis pas pour l’adulte qui explique, qui matraque des informations sans cesse. Et pour en revenir à votre question sur les émotions, dans ce genre de savoir où il reste des incertitudes, je crois que les émotions ont une place. Les adultes ne doivent pas faire semblant que ça ne leur fait rien, qu’ils n’ont pas des tristesses, des angoisses. Ils peuvent porter ça avec les jeunes, tout en leur disant que nous savons ce que nous allons faire dans les jours, les semaines qui viennent : on nous a donné une ligne de conduite et nous allons la respecter dans la cohérence… Ça, ça fait la différence entre la pensée et les règles légitimes.

Des règles que les grands ados, par exemple, peuvent contester au nom de leur liberté, non ?

Si j’étais enseignant, je dirais que j’attache beaucoup d’importance à la liberté individuelle, mais qu’à certains moments, quand on est en situation de danger, il faut des règles communes. Si je parle comme ça, je suis logique avec moi-même : je donne ma conviction aux élèves et « si vous ne l’entendez pas comme ça, si vous faites la fête, vous aurez des emmerdes et vous les aurez cherchées ».

Et pour les plus jeunes ?

Si on pense aux 3-4-5 ans, dans le texte que j’ai publié à la rentrée (lire Les tout-petits, l’école maternelle et le Covid 19), je recommandais aux enseignants, les 9/10es du temps, de parler de toutes sortes de choses, mais pas du corona, tout en laissant un moment de libre expression.

La question est de savoir comment faire, pour ces 9/10es du temps, si les enseignants sont eux-mêmes très inquiets ? Je n’ai pas de réponse satisfaisante à 100%. C’est très important que les enseignants se souviennent de leurs responsabilités, parce qu’à cet âge-là, les enfants ne comprennent rien mais en même temps ils comprennent tout ! Ils ne sont pas indifférents, et angoissent très vite, font des interprétations anxieuses assez facilement. On n’est pas toujours conscient de la perméabilité des enfants…

Je pense qu’il faut éviter de parler entre adultes, devant les enfants, de situations qui peuvent les inquiéter. Si un enseignant est lui-même très angoissé, il faut qu’il puisse trouver du soutien au sein de l’équipe, mais pas en présence des enfants. Organiser des moments de parole, entre adultes, doit être possible. Parce qu’une émotion est toujours plus pressante quand elle n’a pas été « parlée » du tout.

Et sur la question des contradictions éventuelles entre ce qui se dit à l’école et en famille ?

Mon rêve serait que tous les adultes, en famille et à l’école, aient cette philosophie qu’aider l’enfant ou l’ado dans la connaissance du monde, ce n’est pas lui matraquer des informations, mais c’est faire surgir un savoir commun où il y a place pour des contradictions, et dans lequel l’enfant doit faire son chemin. Un enfant, à 9-10 ans déjà, peut comprendre ça.

Vous préconisez des temps de parole organisés ?

Ah oui, certainement ! Des temps de libre parole, qui ne concernent pas que le corona, bien sûr…

Des temps qui évitent le matraquage…

Bien sûr, mais pas où l’enseignant reste silencieux !

Sur les règles de conduite, j’imagine que vous plaidez pour la cohérence au sein de l’équipe éducative.

Oui, et en association avec les parents. Quand il s’agit de règles, je pense que les enseignants doivent se mettre d’accord. Autant je plaide pour le pluralisme de la pensée et pour le respect des opinions de chacun, autant quand il s’agit de règles, je crois que les adultes ont à être cohérents s’ils ne veulent pas transmettre à l’enfant un sentiment d’insécurité ou, quand ils grandissent, un sentiment de toute-puissance, d’invulnérabilité…

Ça fait partie du cycle de vie des ados de se sentir tout puissants, de donner un coup de pied dans la fourmilière. Avec eux, il y a trois positions qui ne me paraissent pas fructueuses : l’escalade, la démission ou la naïveté. L’escalade, c’est la leur jouer en leur disant que des jeunes peuvent mourir. Je n’ai pas envie de leur faire peur…  La naïveté, ce serait de croire que vous allez convaincre 100% des jeunes. La démission, ce serait de ne plus leur en parler.

Ceci dit, on se centre souvent sur les minorités bruyantes. Il y a peut-être des jeunes qui continuent à faire la fête, mais ce n’est pas la majorité des jeunes !

Dans votre pratique individuelle ou avec les familles, vous avez été confrontés à des jeunes angoissés par la situation ?

Oui, oui ! J’écris actuellement un article avec un collègue, et nous avons cinq « vignettes cliniques » autour d’adolescents qui ont vraiment stressé. Il y a les anxieux de nature, les bons élèves qui craignent toujours d’échouer, mais il y a un sous-groupe de jeunes, sensibles, qui ont eu très peur de la mort, de tuer leurs grands-parents, et qui se sont presque auto-confinés…

Ce n’est pas la peste, mais on est à un moment où « la grande faucheuse » est entrée dans nos territoires. Chez les gens sensibles, l’angoisse de mort se comprend, mais ici elle vient les heurter alors qu’ils sont dans une période de leur vie où ils sont pleins de vitalité, vont bientôt quitter leur famille, vont commencer leur vie sociale, avoir un amoureux… On voit bien que l’envie de vivre vient se heurter à cette angoisse. 

Comment l’accueillir dans un contexte où les adultes sont eux-mêmes déboussolés ?

C’est pour ça qu’il est très utile de créer des lieux de parole : parce que les élèves ont moins peur de faire de la peine à leurs enseignants qu’à leurs parents…

Propos recueillis par
Didier CATTEAU

(1) On trouvera d'autres interventions du Pr Hayez sur https://www.jeanyveshayez.net. En encodant "Covid" dans le moteur de recherche, on pourra accéder à des textes ou vidéos sur des ressentis d’enfants/ados et/ou sur des analyses de thérapeutes (au sens large).

 


 

Les tout-petits, l’école maternelle et le Covid 19

Nous reproduisons ici, et avec son accord, un texte écrit par le pédopsychiatre Jean-Yves Hayez avant la rentrée de septembre 2020, et qui pourra être utile aux enseignant-e-s et autres personnels travaillant avec les tout-petits.

Depuis mai 2020, l’école maternelle accueille de nouveau les tout-petits. Une majorité d’entre eux se sentent concernés au moins confusément et à temps partiel par la saga du Covid 19.

L’école peut-elle contribuer à donner de meilleurs repères à ces enfants et à les apaiser ou au contraire, les laisser à la solitude de leurs idées, voire à en aggraver la confusion? C’est le thème de cet article, d’abord et avant tout un témoignage de clinicien, rédigé et à lire avec prudence et humilité.

D’abord parce qu’une situation n’est pas l’autre : je pense notamment à ces tout-petits, soulagés de retrouver refuge inconditionnellement à l’école parce qu’à la maison c’est l’enfer de la grande pauvreté, de la mésentente conjugale, de la maltraitance ou des sollicitations sexuelles abusives, en croissance dans l’ambiance du confinement.    

Prudence et humilité aussi, parce qu’une part du traumatisme collectif est inévitable, même chez les tout-petits : ils participent à la vie de la communauté et s’en imprègnent...

Prudence enfin car on ne sait pas vraiment où l’on va : ces lignes sont écrites fin juillet 2020. La rentrée de septembre aura-t-elle lieu dans des écoles ordinaires ? Et à quelles conditions ? Quoiqu’il en soit de ce qui sera organisé pour les tout-petits, les objectifs et valeurs décrits ici conserveront toute leur importance.

I. Une école qui materne

 

1. Le langage commun indique que les petits vont « à l’école maternelle ».

 

Les deux signifiants sont bien soudés : il y a écolage - apprentissages cognitifs et sociaux-, dans une ambiance maternelle.

Je ne détaillerai pas le thème de l’écolage cognitif, tout important qu’il soit, qui n’est pas du domaine de ma compétence. Quant aux apprentissages sociaux, ils se font à la fois sous l’impulsion des adultes (« On attend son tour pour parler ») et spontanément, entre pairs. Chez tous les mineurs d’âge, lors du confinement ,« Ne plus voir mes amis », c’est la plainte qui a été entendue le plus souvent. Et elle n’est pas anodine ! L’être humain est social, et sa socialisation s’enrichit et se régule au contact de ses pairs. Mieux encore: la connaissance et l’estime de soi, comme l’acquisition de bien des compétences personnelles, ont besoin du miroir de l’autre... miroir bienveillant, un peu rude à l’occasion, de l’alter ego.

Et donc, les tout-petits se recherchent, forment des petits clans rapides, pour jouer, entre cohabitants occasionnels du même espace, ou des groupes stables véritablement amicaux. Ils courent joyeusement l’un derrière l’autre, se cognent, se chamaillent pour rire, se touchent, s’embrassent, voire s’explorent plus intimement. Ils se montrent et comparent leurs petits trésors, construisent ensemble un savoir tâtonnant sur le réel, se partagent leurs premières compétences... L’opinion de l’ami a beaucoup d’importance ; l’alter ego est comme un miroir à temps partiel de ce que chacun est...

Les faire vivre en groupe, dont l’adulte surveille les débordements occasionnels, est donc de toute première importance tant pour la construction de l’identité que pour celle de la socialisation de chacun.    

Et l’ambiance maternelle, comme la chaleur rassurante d’un beau soleil de printemps ? Elle est fondamentale, elle aussi, et comporte indissolublement une part de « pleins » et de manques.

Les « pleins », ce sont toutes les attitudes qui visent à vivre et manifester de l’affection pour le tout-petit (sous des formes qu'il identifie bien: mimiques affectueuses, câlins, paroles gentilles, petites attentions spontanées...); lui prévoir un lieu de vie accueillant ; veiller à ce qu’il se sente bien; accepter son immaturité et sa dépendance et satisfaire beaucoup de ses besoins matériels et spirituels; protéger contre les dangers.

Néanmoins, il serait illusoire et contreproductif de vouloir exercer ces attitudes en permanence et à la perfection. La bonne croissance du petit nécessite à l’inverse une dose minoritaire de manques, adaptée à ses forces, pour qu’il se sente invité à quitter le nid, pour qu’il se débrouille davantage tout seul et s’autonomise.    

2. À la première rentrée post-confinement, qu’en a-t-il été? 

 

La réponse est variable, selon la rigueur ou la souplesse avec laquelle les écoles en place ont misé sur l’hygiène et la protection contre le virus, ou sur la sécurisation et le bien -être psychique des petits arrivants. En moyenne cependant, l’effectivité du maternage en a pris un coup, sans doute en partie inévitable.

La rentrée des petits, en Belgique, a trop souvent été tristounette, si pas inquiétante : division en deux ou trois du groupe-classe; fléchages au sol et écartement des sièges; disparition d’une bonne partie du matériel ludique, pour raison de désinfection; répétition à haute voix des gestes barrière, plutôt que chanter la comptine des trois petits chats; à la récré, mise en place de « bulles » bien séparées, et interdiction d’aller jouer avec les amis de la bulle d’à côté.

Mais le pire ça a été ce qui concernait « Madame », cette référence familière sur laquelle ils comptaient, une fois quittés les bras des parents ! C’était parfois une ou deux autres, et, différentes ou non, les voici masquées au moins à temps partiel et donc indéchiffrables Les voici également lointaines : pas de bisous à l’arrivée et au départ... parfois même, pas de rapprochement lors des pleurs et autres chamailleries.

Un exemple? Depuis la rentrée scolaire, Sarah, 4 ans, semble aller plus mal. Dès le deuxième jour, elle pleurniche. « Pas école...pas école ». Elle s’y laisse pourtant conduire mais, aux dires de son institutrice, elle passe la journée tristement, passivement, demandant plusieurs fois où est telle ou telle amie (mise dans l’autre groupe). Après l’école, à la première petite frustration, elle éclate en sanglots, puis crie, ne se laisse pas approcher. Plusieurs fois, elle commence par abîmer de la nourriture. Finalement, après 30 minutes de désespoir, elle se laisse quand même apprivoiser et se calme sur les genoux. Pas moyen de communiquer avec elle sur ce qu’elle peut bien vivre et penser!    
Vérification faite, Sarah et sa petite sœur viennent de perdre brutalement trois mois de maternage où elles ont été très chouchoutées, faciles à vivre à la maison. Les parents ont bien essayé de lui expliquer le bien-fondé du retour à l’école, mais là, rien ne s’est passé comme prévu : austérité d’une école très hygiéniste ; division des enfants et absence d’amies tant attendues ; même l’ institutrice a changé, pour des raisons d’organisation et la présence fréquente du masque est bien inquiétante pour Sarah.

3. Fera-t-on mieux à la prochaine rentrée scolaire?     

 

À chaque école de répondre à cette question, en interprétant les réglementations avec créativité et en évaluant les risques avec réalisme. Pour ma part, j’accorde une importance particulière aux éléments que voici. Que l’aspect général de la classe reste accueillant, joyeux, optimiste. Que la distance qui y sépare les enfants soit réduite au mieux. Que les petit(e)s ami(e)s puissent jouer ensemble à la récréation. Que « Madame » reste souriante et accueillante, sans masque le plus souvent possible, permettant l’approche des enfants qui en ont besoin.

II. « Et le loup souffla, souffla. Et du petit cochon la maison… ??? » 

 

Après avoir discuté du besoin de maternage des tout-petits, évoquons leur besoin de sécurité .

Pour entamer l’exploration du monde au-delà du nid, chacun à son rythme, ces bambins gagnent à ce qu’on leur aménage d’abord quelque peu le chemin : monde externe safe, par nature ou/et parce que de bons protecteurs en ont écarté les sources importantes d’agression. Ici également, comme déjà signalé, sans viser une impossible et contreproductive perfection. 

Or, depuis que la pandémie sévit, ce n’est plus dans cette ambiance sereine et encourageante que baignent les enfants. Ils ont été rarement les cibles, mais toujours les témoins associés à l’agression et à l’insécurité qui déferlent sur le monde.

Ils devinent bien qu’est apparu un loup mystérieux, invisible, puissant, dont la méchanceté effective est difficile à évaluer.  Et les adultes ont l’air de ne pas toujours savoir comment le chasser. Pire encore, sans toujours comprendre de quoi il s’agit, ils s’entendent même parfois dire qu’eux-mêmes peuvent devenir comme le loup et rendre malades leurs grands-parents jusqu’à les tuer . C’est  le Petit Chaperon rouge à l’envers !    

Il y a eu des hauts et des bas dans les messages anxiogènes diffusés et captés au vol. En tout cas, les parents les ont gardés à la maison pour les protéger ! 

Et voici que, début mai 2020, le loup a semblé commencer à battre en retraite. On a réouvert les portes. Et beaucoup de parents, les moins anxieux, ont annoncé :« Chouette, vous allez retourner à l’école et enfin revoir vos amis ». Traduction en langage moins de 6 ans : « Il n’y a plus de danger ».
    
Or, en franchissant la porte d’une partie des écoles, ils ont constaté que c’était toujours le pied de guerre, parfois même avancé . Relisez plus haut ce que j’en ai décrit à propos des lacunes du maternage. Les plus sensibles de ces bambins et ceux qui réfléchissent déjà bien ont encore perdu un peu plus leurs repères !

Un exemple? « Nous sommes en guerre », déclame avec force Gaspard, 5 ans, dans un jeu de rôle solitaire mais audible par les parents, deux mois après la célèbre allocution présidentielle: « Il faut boire de l’eau de Javel, ajoute-t-il en agitant un flacon de savon liquide et, je vous le dis, il faut fermer les écoles ». Jeu de rôles, traumatic play tentant d’exorciser son angoisse, chez cet enfant lucide et résilient, qui s’identifie aux discours des puissants de ce monde, parce qu’eux donnent l’apparence de dominer la situation. Son injonction péremptoire repose la question de l’adéquation des locaux et de l’attitude des enseignants - école sanatorium versus école souriante. Elle pose aussi la question de la parole, que je vais aborder maintenant.    

III. Fonction de la parole, à géométrie variable

 

1. Une partie minoritaire des tout-petits n’a guère bénéficié d’un dialogue spécifique et adapté pendant le confinement.

 

Les parents n’ont pas imaginé le travail mental de ces enfants à propos des évènements, d’autant que beaucoup n’avaient pas l’air de se montrer explicitement curieux. Ils ont donc juste été exposés aux messages inquiétants et contradictoires des médias ou des adultes parlant entre eux. De retour à l’école, beaucoup de ces petits étaient donc chargés d’idées confuses, fausses et angoissantes.    

2. Inversement, d’autres tout-petits ont été surinformés.

 

Pas tant via les noirs messages des médias que via le zèle de leurs parents. Parents ici « branchés », qui trouvent essentiel le dialogue avec leurs enfants, dès la naissance: dans leur désir de bien faire, ils en font trop, en leur donnant d’initiative des informations abondantes, compliquées et sans tabou.

Ils ne mesurent pas combien trop de détails, contradictoires et nécessitant le maniement des probabilités, sont finalement contusionnant et anxiogènes, dépassant les capacités d’intégration d’un bambin, même bien éveillé! Justement, celui-ci va continuer à penser, et son imagination le scotchera parfois à de fausses croyances pessimistes : « Je peux apporter la mort...tout le monde est en grand danger…c’est la guerre… ».

J’en ai eu à traiter quelques-uns, surtout les plus jeunes, réputés intelligents et sensibles, et gentiment surinformés. Ils étaient devenus anormalement nerveux, agressifs à tout bout de champ, comme si le monde entier pouvait apporter la mort et nécessitait leur qui-vive, avec des monstres nouveaux qui hantaient l’endormissement.

J’ai pu les apaiser aisément, en écoutant soigneusement l’embrouillamini de leurs préoccupations personnelles, en rectifiant et en simplifiant quelques informations, cette fois en présence et avec l’aide des parents, désolés d’en avoir fait trop. J’ai également fait mettre en place quelques aménagements concrets. Pour Noah, 3 ans, mort d’angoisse de ne plus voir ses grands-parents, un certificat médical, avec l’accord de tous les intéressés, expliquant qu’il était indispensable de présider à des retrouvailles, confinement ou non. Pour d’autres, de-ci de-là, un peu de magie: tout le monde sait que le corona, une toute petite mouche, a très peur des enfants. Donc, si ceux-ci - par le plus grand des hasards -, en voient un, il suffit de crier très fort « Bouh ! ». Et en plus, les parents peuvent acheter une tapette à mouches, à mettre à la ceinture ou sur une table de nuit...

3. Entre ces extrêmes...

 

Il existe des familles où la communication avec les jeunes enfants est des plus adéquates. Le parent ne précèdent pas artificiellement et inutilement leur besoin d’information ; ils écoutent leurs enfants, réfléchissent et discutent avec eux et construisent un savoir commun sur lequel nous reviendrons bientôt.

Néanmoins, mon expérience clinique me fait penser que ce n’est pas une courbe de Gauss qui représenterait la qualité de la communication en famille. Trop de parents n’imaginent pas que leurs petits « bouts de chou » peuvent avoir des préoccupations sérieuses. Et ceux-ci, qui s’entendent trop souvent rétorquer : « Tu es trop petit pour… », ont l’art de dissimuler ce qu’ils enregistrent . Et donc, à leur retour à l’école, il existe souvent en eux un jardin secret pas loin de celui du premier sous-groupe !

IV. Paroles, silences et actes qui apaisent

 

Le Covid 19 agresse quasi toute l’humanité pour une durée indéterminée. Parmi tous ses dégâts, directs ou non, il y a des atteintes psychiques, possibles dès le plus jeune âge. On peut parler d’un traumatisme collectif, d’intensité faible à moyenne pour le grand nombre. Comment en tenir compte et essayer de l’apaiser à l’école maternelle ? Côté parole, deux volets d’attitudes opposées gagnent à être déployées : le silence et le dialogue.

1. Le silence sur le Covid 19 ? 

 

La majeure partie du temps scolaire devrait être consacrée à ne pas penser ni parler corona, à se donner des objectifs positifs et à les réaliser. Pour les enfants, jouer, chanter, faire des apprentissages cognitifs… Pour les enseignants, s’investir dans le travail, se discipliner à échanger des propos positifs avec les collègues. Si les enfants sont présents, cette centration « autre » des propos des adultes est de première importance. Attention donc à la poussée des émotions et du sensationnalisme (« Vous connaissez la dernière, avec les masques qu’on aurait dû nous livrer? »).

Beaucoup de considérations émises ici peuvent être transposées à la famille ou à un groupe informel d’adultes, moyennant quelques adaptations. Ainsi en va-t-il de la centration « autre » des idées et des propos. Cela peut s’avérer apaisant, mais demande beaucoup de volonté, sans effritement progressif : une grande partie de la journée, fermer radio ou TV, avec leur surenchère d’informations dramatisées; faire appel à notre « Moi raisonnable et objectif ». Il devrait nous rappeler que, dans le livre de vie de chacun et dans celui du monde, la page de droite est chargée de souffrances, de destructions, de mauvaises actions, mais la page de gauche est faite de chaleur lumineuse, de beauté, de bonté, d’espoir. Toutes les deux sont réelles. Alors, sans nier la page de droite, sans cesser de la combattre, chacun devrait se baigner davantage dans celle de gauche... en s’obligeant quand il le faut à se changer les idées.

2. Prévoir des moments ritualisés pour permettre et encourager la libre expression des enfants

 

Par exemple, à l’école maternelle, 20 à 30 minutes en début de journée…  Les enfants peuvent y raconter ce qu’ils trouvent spontanément important et, le cas échéant, on peut les mettre sur la piste du Corona (« Qui sait pourquoi l’école était fermée jusqu’ aujourd’hui ? »). Le plus souvent, il ne faudra pas vraiment insister pour que viennent sur le tapis des bribes de corona-savoir proclamés avec excitation, des questions, des émotions...     

La conduite du dialogue qui s’en suit répond à des règles usuelles :    

A. C’est bien d’un dialogue dont il s’agit, et pas principalement d’une séance d’information, où l’adulte-savant expliquerait ce qui convient à des ignorants. Les enfants sont invités à parler, à déployer ce qu’ils savent partiellement, et on les écoute dans les détails, à leur rythme, sans jamais les ridiculiser. « Qui connaît des gens qui l’ont eu ? Qui sait pourquoi on doit se laver les mains ? Comment fait-on pour soigner ? Beaucoup d’enfants ont parfois eu peur...peur de quoi, par exemple ?... Est-ce possible que des choses graves se passent ? ».

Là où surgissent des lacunes significatives ou des erreurs, l’adulte a le droit et le devoir de donner son témoignage et de partager son savoir, sans tyranniser les enfants par la toute-puissance de ses idées. Le but, ce n’est pas de rassurer - anesthésier à tout prix -, mais de construire un savoir commun, avec ses zones d’incertitude. Le risque n’y est pas absent. L’engagement responsable de chacun y est mentionné et surtout, les tout-petits doivent savoir qu’ils peuvent compter sur les adultes qui veillent à leur bien-être et à leur protection.

B. Quand l’adulte invite l’enfant à se dire, trois champs gagnent à être explorés : ce que l’enfant sait (sa représentation mentale de la réalité), ce qu’il pense ( ses questions ou convictions personnelles, autour de ce qu’il perçoit et de ce qu’il sait), et ce qu’il vit (les émotions qui accompagnent, et leur raison d’être.

C. Ce savoir construit ensemble doit être un savoir simplifié, à mon sens, et cela fera probablement débat chez les lecteurs. Un savoir authentique dans son contenu, mais n’incluant pas des détails compliqués, trop abstraits, sans fin, qui dépassent la capacité de compréhension du tout-petit. N’exposant pas non plus les détails les plus angoissants, dont la probabilité d’occurrence est faible, ou qui ne concerneront (très probablement) en rien la vie de l’enfant. C’est exactement comme quand on lui épargne la vision des scènes les plus horribles aux informations télévisées, ou dans les films de fiction. On sait bien que, emporté par son imagination, le tout-petit se focalise souvent sur le plus angoissant de ce qu’il a entendu, transformant une très faible probabilité en disparition certaine de ses parents ou en monstre caché derrière le rideau.    

Voici un exemple de simplification : en dialoguant avec un tout-petit sur le virus et les enfants, nous avons conclu ensemble que « Le virus laisse tranquille les petits-enfants. Même quand il les touche, ils n’ ont rien du tout, ou seulement un gros rhume ». Et, puisque mon petit interlocuteur n’y faisait pas référence, je n’ai pas ajouté que : «Pourtant, le risque zéro n’existe pas et quelques petits enfants sont morts dans le monde ».

Issu ici de ma seule initiative, il me semble que cet ajout serait toxique : l’enfant se scotcherait sur cette probabilité rare et développerait des angoisses de mort indues. Et donc, au fond, je l’aurais davantage trompé que si je m’en étais tenu au plus probable…en en faisant dans mon discours une généralité ! Évidemment, si le tout-petit est déjà informé de la mort d’enfants, pas question de lui mentir : on repart sur de l’écoute et sur une invitation à un travail mental pour qu’il nuance correctement son information !

De la même manière, j’évite de parler sans nécessité des millions de confinés dans tant de pays, des dizaines de milliers de morts quotidiens, des souffrances des grands malades dans les salles d’urgence, etc...
    
Dans cet ordre d’idée, je vous propose une synthèse abrégée du partage de savoir que, par bribes et morceaux, j’aime construire avec mes plus jeunes patients (3-4 ans), quand leurs propres connaissances et leur angoisse ne m’obligent pas à en dire plus: « Le virus-corona c’est comme une toute petite mouche. C’est difficile de la voir, car elle est vraiment petite. Elle vit seulement dehors. Elle a peur des petits enfants, donc, si tu en vois une un jour, tu cours après en criant Bouh... Elle se sauvera. Parfois, elle vient se poser sur notre corps, nos mains, notre visage... ou sur nos vêtements et on ne la voit pas. Si elle pique un petit enfant, ce n’est pas grave, il a juste un rhume. Mais elle peut sauter, depuis toi, sur le corps ou les vêtements d’un adulte et lui, il peut être davantage malade (de là, il est aisé de parler du pourquoi du lavage des mains, de la distance sociale, de la raréfaction des bisous, etc.). Tes parents et les autres grandes personnes font tout ce qui est possible pour le chasser, pour veiller sur toi, pour bien te protéger... » 

3. Et l’entraînement à des actes?

 

Lors d’un traumatisme, au-delà du dialogue, il est important d’aider la victime à se sentir davantage puissante pour mieux contrer l’agresseur présent et à venir, voire, plus simplement, pour accélérer le retour du bien-être.    

Cet objectif s’applique déjà aux tout-petits :

A . On leur demande, par exemple, de collaborer aux gestes barrière qui sont à la portée de leurs capacités et qui empêchent le méchant corona d’attaquer les autres : se laver les mains, maintenir une distance sociale face aux adultes non-membres de leur foyer (en ce inclus l’absence de bisous). C’est pratiquement tout ce qu’on peut attendre d’eux. Attention à deux écueils : faire de cette attente des adultes une obsession, répétée 20 fois par jour; et gronder le tout-petit qui n’y penserait pas. Il s’agit plutôt de l’aider gentiment et patiemment à s’en souvenir, et de féliciter à l’occasion ceux qui y pensent spontanément. On leur a parfois proposé aussi d’envoyer des dessins de soutien aux soignants.

B. J’ai déjà évoqué par ailleurs l’intérêt à stimuler la puissance positive de l’imaginaire. Rappelez-vous la tapette a mouches pour les plus jeunes. À l’école, sans trop sortir du moment rituel, on peut aussi faire faire un dessin ou une petite pièce de théâtre où le méchant corona est taillé en pièces, etc.    

Laissons le dernier mot à la résilience de Tiago et de Louise, 4 et 5 ans. Ils font de la potion : fleurs sauvages et du jardin , feuilles, quelques cailloux, de la craie écrasée, un peu de terre et de l'eau. Ils mélangent énergiquement et la versent tout autour de la maison. Cette potion, expliquent-ils, attire le coronavirus et le tue. La potion forme une barrière autour de la maison et ses habitants sont protégés, ils ne seront pas malades! Celui qui en veut peut demander la potion, surtout les personnes âgées...

Jean-Yves Hayez, professeur émérite à la Faculté de médecine de l’UCL, pédopsychiatre. https://www.jeanyveshayez.net.

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